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ÉCRITS

L'Artiste idéal (une satire)
Le texte suivant a été rédigé en réaction
au symposium et à l’exposition qui s’est tenu à l’Espace régional de la création contemporaine Provence-Alpes de Marseille, sur le sujet de l’« artiste idéal ».
Des critiques et des conservateurs éminents avaient alors été invités
à soumettre des articles et à participer à des discussions
sur trois journées, du 1er au 4 mars 1994.

L’Artiste idéal est un texte.
À tout le moins pour le critique, l’Artiste idéal est un texte.
Nous avons si souvent entendu que « tout se réduit à l’œuvre ». Dans notre pratique normale de la critique l’appréciation suit l’interprétation d’un ouvrage unique, procède à celle d’un ensemble et est ensuite complétée par le discernement d’une œuvre entière. Je tenterai de concevoir l’artiste idéal en proposant que ce processus de description, d’interprétation et de contextualisation de l’œuvre peut en fait devenir l’artiste.

Je propose de remettre radicalement en question l’immutabilité de la fondation de la praxis du discours traditionnel de l’interprétation. Cette fondation croulante soutient des systèmes de pouvoir qui autorisent ou qui bloquent tour à tour ce qui peut être dit au sujet de l’art. Le mouvement continuel des prémisses du discours se rapporte principalement à la relation entropique de la méthodologie analytique conséquente et consécutive à la simultanéité et à la multiplicité pansycrétiques des pratiques artistiques de par le monde. L’indifférence de la pratique artistique à la théorie ne peut être résolue. Si la pratique et la théorie critique ne peuvent, à cause de leurs natures propres, être réconciliées, alors nos efforts ne peuvent en définitive que nous conduire à une perception erronée.

Le problème de la représentation de que ce qui est vu et du regard, et la conformité de cette représentation aux constructions théoriques qui sont formées de mots et de langage et qui en suivent la structure, est au cœur des plus grands dilemmes qui se posent au discours. Ce qui est vu, de par la nature du regard, inclut des perceptions et des phénomènes nerveux qui peuvent difficilement être capturés dans le treillis cristallin des lettres, des mots et des phrases et par l’énergie conceptuelle qui les anime, la pensée critique.

En définissant un modèle de l’« artiste idéal », nous devons le distinguer de ce que j’appellerais l’« artiste réel ». Puisque l’Artiste idéal est un texte, il en découle que l’artiste de ma proposition initiale n’est pas le sujet de ce texte mais qu’il y habite. Un texte élimine les anomalies épistémologiques qu’on rencontre en tentant d’accomplir une appréciation cohérente et unifiée d’un ensemble d’oeuvres et, par extension, de la force créative qui le sous-tend. Une présence désincarnée, l’artiste peut être perçu en lisant entre les lignes. Pour les fins du discours critique, l’artiste est implicite dans l’œuvre. Le profil et la silhouette de l’artiste idéal n’ont donc nul besoin de dépasser les mots « profil » et « silhouette ».

Ayant posé que l’Artiste idéal est une créature dont l’existence dépend des descriptions de son œuvre, se présente l’occasion de se défaire d’un autre fardeau normalement inexorable. Si l’artiste n’existe que par la description de son œuvre, nous devons pour survivre à la critique ignorer l’artéfact lui-même, et ne dépendre que de la description. Il est inutile d’idéaliser l’artiste si l’on ne fait pas les ajustements critiques qui découlent de cette prise de position.

Il est ironique que le recours traditionnel de l’artiste pour faire dérailler ou bloquer l’attention critique est de déclarer qu’« il est en lui-même son ouvrage », entraîne sa chute. Ce revirement n’est pas sans justice. Cependant qu’un artiste qui n’est qu’une implication textuelle peut sembler pauvre à côté d’un être humain réel, le présent exercice est de définir un idéal de l’artiste uniquement du point de vue et pour les besoins de la critique.

En décrivant cette artiste désincarné, certains d’entre nous pourraient ressentir une certain nostalgie pour l’« artiste réel ». Je crois que ce réflexe est une manifestation de l’instabilité et de l’esprit de dépendance dont la critique a longtemps souffert. La critique, à l’encontre de la philosophie, a toujours exigé un sujet. Le travail d’une critique « générale » ne peut que pallier cette situation, et en définissant notre idéal nous devons donc faire attention de constituer un régime qui sera vraiment libérateur.

Bien que l’avènement de l’Artiste idéal requière une praxis très rigoureuse, il n’est pas inutile de considérer un moment celui dont nous avons régléle cas, l’Artiste réel. La question principale que soulève son exemple est celle de la carence de volonté.

L’artiste réel peut avoir une connaissance incomplète ou idiosycratique des questions théoriques, ou peut se livrer à des mélanges subjectifs de préceptes conceptuels, créant par là un cocktail toxique dont il faut se débarrasser. Dans les mauvaises mains, l’efficience de la théorie peut aussi être compromise par l’introduction de choses de nature diverse, qui l’altèrent avec des valeurs visuelles que le langage et la description ne peuvent assimiler.

On ne peut se fier à l’influence de la socialisation sur la conscience de l’artiste réel typique pour pénétrer et remplacer les fonctions perceptuelles et cognitives qui comprennent des mécanismes autres que le langage, et même du pré-langage ou de la grammaire universellement qui sous-tend toutes les langues*. Les artéfacts que produisent les artistes peuvent donc comprendre des éléments purement visuels qui défient la portée de la description. De toute manière, peu importe à quel point l’artiste peut être socialisé et sa conception déformée, son expression en tant qu’art visuel la reconvertira et y réinsérera des valeurs purement visuelles par le processus même de sa réalisation. Par cette réalisation sont créés les aspects physiques et la présence de l’artéfact qui, par leur effet sur les systèmes nerveux de ceux qui les regardent, conjurent des résonances multiples ; et entre la perception et la conscience, entre le thalamus et le cortex cérébral, l’idéal tant convoité est perdu.

Même les artistes qui prétendent créer l’art en suivant des formules théoriques peuvent se fourvoyer et obtenir une satisfaction inavouée de certains éléments d’une nature purement visuelle. Toute évaluation critique complète de cette œuvre serait obligée d’en tenir compte sous peine de déficience. Une autre possibilité à considérer est le subterfuge de l’artiste qui pourrait déclarer de façon stratégique son adhésion théorique pour se ménager un avantage social, politique ou matériel, tout en y étant secrètement indifférent et en se livrant privément à des impératifs et des satisfactions tactiles, physiques ou visuelles dans la réalisation de ses œuvres ou par leurs effets.

Mais voilà justement les difficultés auxquelles nous devons faire face en traitant du concept de l’Artiste idéal.

Sans prétendre supplanter les approches critiques fondées sur la pratique artistique, dans l’intérêt de la définition de l’idéal que nous sommes venus ici discuter, je propose une discipline de ce que j’appelle les postulats d’auteur. Ces construits de travaux et d’œuvres et de consciences génératives implicites [dans des biographies inventées dérivées grâce à des règles de probabilité] émaneraient de la théorie et serviraient à l’livrestrer. Les consciences génératives qu’impliquent les œuvres postulées et qui sont dérivées de celles-ci définiraient une biographie de l’auteur inventé. Pleinement harmonisés avec la théorie, les postulats d’auteur pourraient devenir un outil puissant pour évaluer la pratique artistique et pour guider le discours. De cette façon une superstructure épistémique d’œuvres idéales et d’auteurs donnerait à la critique artistique la constante conceptuelle nécessaire à l’autonomie de la discipline.

Une telle discipline n’aurait pas pour objectif de préserver le milieu des influences de l’actualité, ou d’exclure l’examen des effets formateurs continus de la pratique artistique sur le discours. Elle vise plutôt à créer des échelles auxquelles on pourrait comparer l’actualité. Si la critique fondée sur l’art est liée à l’actualité, elle ne peut être qu’historiciste. Mais l’actualité voile le caractère historique des enchevêtrements des études artistiques avec la modernité et a éludé sa propre dépendance critique et théorique par rapport à des hypothèses actualisantes ainsi que par rapport aux conditions culturelles qui les produisent, les soutiennent et les valident.

Le caractère intraitable de la production de l’artiste, ce qu’on pourrait appeler sa concrétion phénoménologique, a été la malédiction (secrète) de la critique du point de vue de la théorie. À la recherche de cet idéal nous devons nous attaquer au principal obstacle à l’émancipation de la critique lorsqu’elle traite de la pratique artistique.

* La recherche récente en neurologie et en science de la cognition a mis au jour des preuves convaincantes des liens entre les cortex visuel et cérébral qui ne dépendent pas de la formation et du langage symboliques. On croyait que les impulsions visuelles étaient toujours confinées aux zones plus primitives du cerveau. Une forme de conversion en systématisation symbolique ou de filtration au travers de matrices d’expériences était jusqu’à présent tenue comme condition d’accès aux lobes supérieurs. Mais l’accès des impulsions visuelles aux fonctions élevées est maintenant considéré comme beaucoup plus direct.

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